samedi 20 juin 2015

Bus de nuit, épisode 2

Cher Andrew,

Jackie partie sur Milwaukee, c'est toi qui es devenu mon compagnon de voyage. Naturellement. Je scrutais avec appréhension les gens qui montaient dans l'express Cleveland-New York, particulièrement leur volume, me tenant les pouces pour qu'ils ne voient pas le siège à côté de moi. C'est toi qui l'as vu, comme j'étais heureuse de ne pas devoir te céder la moitié du mien en plus du tien.
Tu as enfilé ton hoodie, sorti tes écouteurs et tes myrtilles, et le voyage pouvait commencer. Notre chauffeuse avait des arguments pour faire régner la discipline dans le bus : aucun son ne devait s'échapper de nos écouteurs ailleurs que dans nos propres oreilles, téléphones sur silencieux, s'il devait y avoir des conversations téléphoniques, 2 minutes maximum et à voix basse. ON RESPECTE LES AUTRES PASSAGERS. Sinon, elle nous réservait le même sort qu'aux fumeurs clandestins, DEHORS ! Je crois que c'est dès ce moment que nous avons compris que nous devions être solidaires, nous avons soumis nos écouteurs à un test strict. C'était bon, nous n'allions pas être abandonnés au bord de la route.
La discipline imposée par une femme à poigne, ça crée des liens. Quand je t'ai parlé de ma route du blues, tu m'as dit que tu préférais Son House à Muddy Waters. Tu as quel âge, Andrew ? 23 ans ou 25 ans ? Ah, j'avais oublié que c'était VOTRE musique ! En tous cas, cette discussion a duré jusqu'en Indiana à la sortie de Chicago, jusqu'à la fin du bouchon qui n'a rien arrangé à l'humeur de la chauffeuse.
Par contre, nous avons beaucoup échangé. Tu m'as dit venir du Michigan, avoir terminé des études de psychologie qui t'ont emballé, mais professionnellement non, trop de boulot administratif avec les assurances. Tu vas repartir sous peu vers l'Arizona pour reprendre des études de médecine naturelle, tu as posé les bonnes questions cette fois, tu penses que tu vas aimer ce qui t'attend. Quand nous avons passé près de Gary, je n'ai pu m'empêcher de commenter sur l'odeur dans le bus. Tu m'as rassurée, dehors c'est pire !
Gary, Indiana...
Je crois que c'est une fois que nous avions dépassé South Bend que j'ai attrapé un monstre fou-rire. Nous parlions d'événements surprenants, de coïncidences, je t'ai raconté la chambre Sydney Bechet à la Nouvelle Orléans. Tu m'as regardée, perplexe : "Ton père aimait Sid Vicious ?" J'imaginais mon papa se déhancher sur les Sex Pistols, et je crois que toi tu devais imaginer le tien et ça te faisait marrer aussi. Je viens de rechercher, Andrew, Sid est bien mort, à 21 ans, lui. La chauffeuse n'a rien dit de notre esclandre, nous avons eu chaud.
Des camions bien rangés à South Bend pour la nuit
C'est en entrant dans l'Ohio que nous nous sommes retirés "dans nos appartements", toi dans ton capuchon, moi sous mon sarong de course, chacun avec notre musique. La nuit tombait. A Toledo, tu m'as juste indiqué qu'une grande partie de ta famille y vivait.
Nous avions presque une heure de retard en arrivant à Cleveland. Mon voyage dans ce bus s'arrêtait, le tien continuait jusque dans le New Jersey. Je devais attendre que l'on sorte mon sac de la soute, tu m'as fait signe que tu allais dans la salle d'attente. On ne retrouvait pas mon sac. A 2 h du mat, je répétais orange backpack c'est tout ce dont j'étais capable de dire. En fait, il n'y avait rien d'autre à dire, sinon que leur système n'était pas très efficace. Mais pas à 2 h du mat. Le colosse qui surveillait le tri des valises n'avait pas l'humeur à la rigolade. Et l'orange backpack est arrivé. Là, j'ai été immédiatement prise en otage par un autre type, happée vers un bus pour Pittsburgh. Etait-il sûr que c'était le bon ? "Je devrais le savoir, c'est moi qui conduis." Il a lancé mon sac dans la soute et nous étions en route. 
En route pour Pittsburgh, 2h30 de route, route dégagée, on le voit. Deux bonnes heures de sommeil, ça serait parfait, sauf pour la clim glaciale, quel que soit le bus, quel que soit le siège. Nous étions moins nombreux, c'était donc possible d'occuper une banquette. Je dois avoir dormi, je ne me souviens de rien, sinon du soulagement d'avoir avancé quand le chauffeur a annoncé l'arrivée à Pittsburgh.
90 minutes d'attente, je pouvais prendre un café et sortir mon carnet brun pour y noter mes impressions. La gare n'était pas hostile, les passagers plutôt inoffencifs, étalés sur des sièges. La télé nous a envoyé la météo en continu, rien de bien glorieux en vue. "Il pleut toujours à Pittsburgh," m'a dit la dame qui a gardé mes affaires. Elle retournait à Johnsontown, chez elle, mais je n'étais pas d'humeur à bavarder. Porte 8, puis 6 pour Harrisburg. Puis 12. Oh non, avec la dame... Je fais la distraite. Je n'ai pas envie d'entendre parler de son fils en Caroline (du Nord? du Sud?), je ne veux pas lui parler du mien.
La chauffeuse était agitée, presque agressive. Je lui ai tendu mon sac. Puis, quelques minutes plus tard, j'ai dû retourner le reconnaître. Une fois sa ceinture attachée, elle nous a expliqué pourquoi certains passagers se sont fâchés et ont refusé de prendre le bus. Mon bus, express sur Harrisburg, "n'était pas là". Nous avons été regroupé avec les passagers d'un bus très régional pour la même destination. Je devais arriver à 10h20, j'y arriverais vers 14h. Dans le fond, ce serait l'occasion de découvrir cette partie de Pennsylvanie que je n'aurais pas vue sinon, une balade dans les Appalaches. J'avais 2 sièges, la dame bien trop amicale était tenue à distance, tout allait bien. Menu : Pittsburgh, Johnstown, Altoona, State College, Harrisburg. Avec des tas d'arrêts intermédiaires. 
Le jour s'est levé, j'ai somnolé, regardé par la fenêtre, admiré le paysage. Enfin, je voyais des montagnes, des rivières, des lacs. Si ce n'était pour les arbres, des feuillus, je me serais crue chez moi. Je le dis sans nostalgie, on m'a tellement dit que ça devait être beau en Suisse. Restez chez vous, les Américains, allez en Pennsylvanie ! Sauf pour les maisons. Pas de chalet par ici. Mais des géraniums.
La chauffeuse s'est détendue, cette fois sa destination finale serait Harrisburg, elle n'irait pas plus loin. Elle avait été prévue pour New York, elle aime cette destination, sa fille vit dans le New Jersey. Mais pas cette fois, too bad. Elle a mis le turbo, a avalé montées et descentes, improvisé des arrêts clopes puisqu'on lui avait imposé ce voyage surprise. Les voyageurs pour New York ont pris leur mal en patience, on leur a promis un express depuis Harrisburg. J'ai organisé, déplacé, informé, j'étais tranquille, ma voiture de location m'attendrait tout de même, mon prochain lit aussi, je m'en réjouissais. Elle a mis le turbo, la chauffeuse, nous sommes arrivés à 12h30.
J'ai aimé ce voyage malgré les imprévus. Bien sûr, je n'avais pas un emploi du temps serré. Je reprendrai un  bus Greyhound sans hésitation, mais j'éviterai les changements de bus, pas à cause des arrêts nocturnes, mais parce que les correspondances sont incertaines.

Je n'ai pas eu le temps de te dire au revoir à Cleveland, Andrew. Alors, bon vent à toi et à tes myrtilles.
D.

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