mercredi 27 mai 2015

Le Gospel du dimanche


Cher Al,

Je dois t'avouer que l'église le dimanche n'est pas trop dans mes habitudes. Je ne me souviens pas quand j'ai consacré 165 minutes à cette "distraction". Peut-être jamais... avant dimanche passé.
 
Elean et moi avons eu quelques velléités à nous rendre dans une église en Louisiane, mais rien ne s'est concrétisé. Quand j'ai vu que non seulement ton église se trouvait au sud de Memphis, mais qu'en plus le service avait lieu à 11h30, je me suis sentie appelée. Bien sûr que la durée du service m'inquiétait un peu, j'ai donc glissé dans mon sac mon calepin, un stylo et ma liseuse. Au pire, je pouvait aussi me couler dans une petite sieste, yeux baissés, mains jointes, ni vu ni connu.
Je prends aussi le risque que tu sois en tournée. Greg Johnson m'a conseillé de vérifier sur Internet et si jamais tu n'étais pas dans le coin d'aller à Como où un bluesman officie en tant que pasteur, ce qui était très courant dans le passé. Je n'ai rien trouvé sur le web, ton église Full Gospel Tabernacle est située dans la banlieue sud de Memphis, à 15 minutes de mon domicile provisoire. Et si ce n'est pas ta voix, ça en sera une autre, sûrement très belle aussi. Mais quand même si c'était la tienne...
Il faut que tu comprennes, Al, je ne sais pas bien où situer la soul. Il y a des moments, je la trouve follement romantique et, parfois, elle m'énerve, trop sirupeuse.  Mais tes chansons, c'est rare qu'elles m'énervent. En fait, quand je commence à t'écouter, je ne peux plus m'arrêter, d'écouter, de balancer et de fredonner.
Tu es au sommet de ta carrière quand tu vois ton destin frappé par le malheur : en 1974, ta petite amie t'agresse en versant de la pâte de maïs bouillante sur toi. Elle prend la fuite et se donne la mort dans la chambre voisine. Tu y vois un signe divin et décide de te convertir au christianisme, d'acheter une église et te fais ordonner pasteur du Full Gospel Tabernacle.
Tu continues les deux carrières jusqu'en 1979, quand tu es victime d'un nouvel accident, cette fois sur scène. Tu mets alors un terme définitif à ta carrière R&B pour multiplier les projets gospel. Après quelques années passées à ne chanter que du gospel, tu renoues avec ses origines musicales, duos avec Annie Lennox, Lyle Lovett notamment. Ton morceau Let's Stay Together fait partie de la bande originale du film culte Pulp Fiction de Quentin Tarantino. Tu apparais même en guest star dans la série télévisée Ally McBeal.
Alors, c'est parti. J'ai mis mes habits du dimanche, j'ai bien étudié ma carte, je trouve facilement la rue qui porte ton nom. Bien joué!
Nous sommes plusieurs étrangers-curieux-fans. On s'ignore... comme si nous voulions croire à une découverte exclusive. J'avais lu que tu n'intervenais pour le sermon principal qu'après avoir laissé d'autres s'exprimer pendant un heure. 

Faux. A peine 30 minutes, le temps qu'une dame chante magnifiquement, mais je n'ose pas dégainer mon appareil. Puis une chorale que je filme, parce que je vois d'autres le faire et pas que des touristes. J'aime entendre parler de la vie de ta communauté, Jamesette est sortie de l'hôpital, la mère de Corbett est remise, Louis et Lynn ont envoyé une carte de remerciements, elle est à la disposition de tous... Je crois que je dois à ce stade introduire ma voisine, une grande femme aux vêtements amples pour cacher des formes généreuses. De grandes et belles mains qui sortent de son sac un tambourin, un éventail, une Bible qui ressemble à un bottin de téléphone, un stylo, un châle et ses lunettes. Elle est une membre active de la communauté, sa fille chante dans le chœur, tu dois voir de qui je parle. Je n'ai pas de photo d'elle, mais de sa voisine de devant.
En fait, ces deux femmes et d'autres d'ailleurs ont la même attitude... active, les mêmes réactions. Elles ponctuent chaque fin de phrase des orateurs par un Thank you Lord ou Thank you Jesus ou Hallelujah tonitruant. Si un verset biblique est récité, elles en prononcent la fin avec l'orateur. Je suis très impressionnée. J'ai rencontré une fois un bluesman qui m'a dit qu'il n'avait qu'un seul livre, la Bible, mais de nombreuses fois. Je croyais qu'il se moquait de moi. Je me demande si ma voisine ne partage pas la même ferveur, je constate que ce n'est pas de l’esbroufe.
Et puis tu arrives. Je ne sais pas si tu es Reverend ou Bishop, c'est ce dernier titre qui est noté sur ton fauteuil. Tu fredonnes quelques notes de Let's Stay Together (sûrement ton plus gros tube), accompagné des musiciens et le show Gospel est lancé. Tu as de l'humour, Al, beaucoup. Du charisme aussi. Et tu sais recevoir. Plutôt que de t'offusquer qu'il y ait autant d'étrangers, tu te réjouis que l'église soit pleine, de tes fidèles, bien sûr (y compris Madame au premier rang, avec son joli chapeau bleu, 38 ans de mariage, tu nous l'annonces fièrement !) Mais aussi pleine grâce à nous, les curieux. Vous venez d'où ? Belgique, Norvège, Australie, Chili, Cleveland, Chicago, DC, Québec... Et toi, Darling ? Switzerland... Ma voisine met sa belle main sur ma cuisse : Welcome. Je lui ai dit que c'était exactement ce que je ressens.
Tu es un showman, Al, tu le sais. Je n'ai pas tout capté de ton sermon, je dois te l'avouer. Je suis fascinée par ma voisine qui paraît tellement concernée par tes paroles qu'elle crie, Hallelujah, Thank you Jesus, brandissant ses long bras vers le plafond, puis se mets à sangloter. Je vérifie que j'ai des mouchoirs, si jamais, pour elle ou la dame de devant dont la joue brille de larmes. Et puis des paroles, tirées du Livre de Josué je ne sais plus combien, les rassurent, ma voisine a souligné des phases dans sa Bible.
Tu es un sacré organisateur aussi. Après cette partie émotionnelle, on nous distribue une enveloppe dans laquelle on peut glisser son obole avant de défiler pour la déposer dans l'une des 3 assiettes placées devant la chaire. C'est juste après que la plupart des touristes s'éclipsent discrètement.

Moi, je reste. Jusqu'au bout. Pas parce que je suis totalement convertie, mais je n'ose pas trop déranger ma voisine qui a tout de même un joli volume à déplacer et aussi pour ne pas la décevoir après l'accueil chaleureux qu'elle m'a réservé. C'est un peu moi, ça.
Mais après, pour la vente de bienfaisance, non, c'était bon. Il faut que je digère le spectacle, sa mise en scène, la manière de t'adresser à tes fidèles pour qu'ils existent dans une communauté. Ce genre de choses qui me semble manquer dans nos églises souvent vides. Je retournerai dans une église, chez moi, enrichie de cette expérience.

Avec toute ma considération.

D.

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