dimanche 31 mai 2015

Ripley : entre fiction et réalité


Chère Anne-Lise,

Avant de quitter le Tennessee, mais dèjà hors de Memphis, j'ai eu envie de m'arrêter à Ripley. Ce nom ne te dit certainement rien. Pour cause, il ne doit bien y avoir que moi qui sais que j'ai utilisé cet endroit pour "créer" une petite ville proche de Memphis d'où provient un bluesman, lui aussi né de mon imagination. Si c'est à toi que j'adresse ce mot, c'est parce que dans mon souvenir tu as mentionné que ça a été le premier moment d'authenticité dans mon histoire, ou quelque chose qui allait dans ce sens-là.
Remontons le temps. Oh, pas besoin de machine infernale, nous sommes au printemps 2012. J'ai envie que mon héros, bluesman de son état à Chicago, ait grandi dans le Tennessee, puis ait pris le chemin de milliers d'autres avant lui en remontant le Mississippi. Il aurait pu venir de Clarksdale   mais je ne suis pas sûre d'en avoir déjà entendu parlé en 2012. Je voulais un endroit autour de Memphis, mon choix s'est porté sur Ripley parce que le bluesman Sleepy John Estes y était né et, surtout, parce qu'une petite Anna Mae Bullock (plus tard devenue Tina Turner) y avait grandi en détestant cette bourgade. Elle a utilisé la ville voisine de Nutbush pour décrire l'ambiance de ces petites villes :
 
A church house, gin house / A school house, outhouse / On highway number nineteen / The people keep the city clean / They call it Nutbush city limits / Twenty-five was the speed limit / Motorcycle not allowed in it / You go t'the store on Friday / You go to church on Sundays / You go to the fields on week days / And have a picnic on Labor Day / You go to town on Saturday / But go to church every Sunday / They call it Nutbush city limits ... (Une église, un bar / Une école, une remise / Sur l'autoroute 19 / Les gens prennent soin de la ville / Ils l'appellent Nutbush City Limits / La vitesse est limitée à 25 / Les motos ne sont pas acceptées / Vous allez au magasin le vendredi / Vous allez à l'église le dimanche / Vous allez au champ les jours de semaine / Et vous faites une pique-nique à la Fête du Travail / Vous allez en ville le samedi / Mais allez à l'église tous les dimanches / Ils l'appellent Nutbush City Limit.

J'avais aussi été impressionnée par la longueur de la liste des églises. Ça me semblait tellement hors norme pour une si petite ville. Je n'avais pas imaginé que toutes ces églises pouvaient être pleines le dimanche. Je n'avais pas réalisé que par ici c'est partout pareil, Ripley ou Nutbush ne sont pas des exceptions !

Si tu savais combien de fois j'y ai été me promener avec Google Earth. J'avais un moment, hop j'y faisais un petit saut. J'avais l'impression que je connaissais l'endroit. Peu à peu, j'avais mis des gens dans les maisons, quelques commerces dans les quelques rues, un mélange de films, de lectures et de mon imagination. Comme je n'y avais jamais mis les pieds, que je l'avais forcément personnalisé, adapté à mes besoins, je l'ai appelé Drayton, d'autant plus que le bluesman n'était tendre ni avec la ville ni avec ses habitants. Je avais envie de ne vexer personne.

Voici ce que j'avais imaginé (et plus ou moins vu sur le web) :
 
Un "centre-ville" plutôt vide, quelques commerces,
des maisons d'un ou deux étages... et bien sûr des églises
On aurait pu accéder à l'appartement dans lequel
ils passent quelques jours par la petite porte au
milieu de la photo. J'y avais vu un escalier raide...















Me rendre à Ripley représentait une étape importante : confronter la réalité à mon imagination. Je n'ai pas été déçue, mon imagination a encore de belles heures devant elle. Déjà, en suivant la route 51,  j'ai été surprise de lire que 4 sorties étaient réservées à Ripley. Quatre ? pour un bled campagnard ? La première sortie indiquait Business District, j'ai été rassurée quand j'ai vu une modeste bâtisse. La deuxième m'a tentée, puis m'a fait peur : et si c'était un de ces nombreux non-villages, une série de maisons qui ne commence pas vraiment et se termine sans qu'on ne s'en rende compte. J'avais vu une vraie localité sur Google Earth, je devais la trouver. Le début a été prometteur :














J'étais rassurée. Rural, pauvre, sûrement oublié par les autorités de Nashville ou de Washington, ce patelin était bien trouvé ! Un petit tour au centre-ville pour m'en convaincre et je pouvais me lancer sur la route de Saint Louis, rassurée.

Ils avaient changé MA ville !!! Fini les diners graisseux, les quincailleries qui vendent de tout, les garages de tracteurs en plein milieu de la ville! Je n'ai pas compté le nombre d'avocats tout autour de la place centrale, mais ils étaient nombreux. J'ai eu l'impression d'être dans une ville à but unique : rendre la justice. Et aller à l'église, quand même.
Ça sentait fort la peinture et le goudron.
Les routes n'étaient même pas terminées.

Maintenant je lis que Ripley est l'une des 6 villes choisies par le Tennessee pour être rénovées, qu'un travail intensif est en train d'y être accompli. J'ai bien vu. Mais quelle drôle d'idée d'avoir justement choisi cet endroit parmi tant d'autres qui auraient eu, eux aussi, besoin d'un lifting.

Tu sais quoi ? Je suis nostalgique du Ripley de mon imagination, sans rénovation. Je n'ai même pas trouvé un diner ou un bar pour me remettre de mes émotions. Ou une libraire-café comme à Oxford MS, autre ville à laquelle Ripley m'a immédiatement fait penser. Que dirait Sleepy John Estes de tout cela ? Et les petites Annie Mae actuelles, seront-elles plus heureuses dans ce décor de pacotille que Tina en son temps ?

La sortie 3 était en fait l'autre bout de la route que j'avais empruntée (la 2), et à la sortie 4, c'était gas station, MacDo et Walmart, comme partout ailleurs.

Avec toute mon amitié.
D.

samedi 30 mai 2015

Rayon de soleil

Chère Julie,

Lors de mon séjour à Memphis, la visite  de Sun records  en a été un passage obligé que j'ai remis presque juste au dernier jour, tant il y avait à faire, à visiter et à écouter.
Une petite annonce du début des années 50
Hi Guys, Sun c'est un label musical fondé par un certain Sam Phillips à Memphis en 1950. Il est spécialisé au début dans l'enregistrement amateur pour les particuliers (mariages, cérémonies, ...), son boulot alimentaire étant d'être DJ dans une radio locale.  Passionné de Blues et de Rhythm'n'blues, Phillips, ne supportant plus la musique qu'il devait passer à la radio, a laissé tomber son job et s'est mis à enregistrer des artistes noirs. Il a vu passer dans ses studios les plus grands du genre de l'époque Howlin' Wolf, Ike Turner, BB King... On prétend même que c'est lui le coupable qui a enregistré le premier morceau rock'n'roll de l'histoire de la musique, Rocket 88 en 1951, de Ike Turner et les Kings of Rhythm (oui, oui, le même Ike qui était avec Tina). C'est en tous cas ce que nous a raconté notre guide Rei lors de la visite. 
Sam Phillips (1923 - 2003)
C'est en l'observant que j'ai pensé à toi. Être guide ici, c'est un peu être comédienne, totalement entertainer, c'est impliquer le visiteur, faire en sorte qu'il ne s'endorme pas bien sûr, mais aussi s'arranger pour que le contenu du musée soit transformé en show, que chacun se sente concerné par les objets parfois anodins en exposition, qu'ils évoquent des souvenirs personnels. Rai nous a fait fermer les yeux, danser, rire... Je me suis prise au jeu, à part pour me faire photographier tenant le micro d'Elvis. Peut-être une prochaine fois?
Le 5 juillet 1954 est une date mémorable pour le label, puisque Elvis Presley, alors inconnu, y enregistre That's All Right Mama, une reprise d'Arthur Crudup, qui deviendra son premier tube (pour les entendre, c'est ici). Il faut dire qu'à cette époque, Sam Phillips ne croyait pas trop en Elvis et les ballades douceâtres qu'il chantait, mais avec ce morceau, son avis a changé.
Elvis n'est pas resté longtemps chez Sun records, Sam Phillips l'a "vendu" à une grande compagnie de disque pour éponger ses dettes. 
D'autres artistes, aujourd'hui célèbres, lui devront de leur avoir donné leur première chance, tels Carl Perkins, Jerry Lee Lewis, Roy Orbison, Johnny Cash ...
Je suis sûre que tu dois te demander d'où provient le petit rythme de batterie que l'on entend sur ce morceau. Rei nous l'a expliqué :
Un simple billet de 1 dollar glissé sous les cordes
a servi de batterie.
Le 4 décembre 1956 est une autre date mémorable : alors que Jerry Lee Lewis, Johnny Cash, Carl Perkins se trouvent en studio pour enregistrer, débarque Elvis Presley, qui n'est donc plus sous contrat chez Sun. Ils débutent une improvisation que Sam Phillips ne manquera pas de mettre sur bandes; mais le disque ne sortira que bien des années plus tard sous le nom de The Million Dollar Quartet.
L'histoire de Sun est brève. Après le rachat du contrat d'Elvis Presley par RCA, le départ de Johnny Cash pour CBS en 1958 marque la fin de la période dorée des studios Sun. En 1969, Sam Phillips vend Sun Records à Shelby Singleton. Le label a aujourd'hui obtenu un statut mythique, ses disques son collectionnés et son logo est l'accessoire incontournable de la panoplie du rocker. 

Puisque je ne tenais pas à me joindre aux visiteurs pour me faire photographier, j'en ai profité pour aller bavarder avec Rei, qui n'est pas actrice, mais très fan de musique. Deux visites par jour au maximum c'est ce qu'elle peut faire avec motivation. Toutes les heures, il y a une nouvelle visite, chaque guide a son style, mais il faut un style. Quand elle n'emmène pas des groupes sur les traces du passé, elle vend t-shirt et memoribilia à la boutique ou fait des cafés, ce qui est aussi cool. Elle a pris une pause d'un an après 1000 visites, et celle-ci n'était que la deuxième après son retour... Thanks guys, hope you all had a good time.

Après cette visite, après d'autres aussi, je n'ai pu m'empêcher de me demander si la mise en scène cachait un manque de documents ou si, au contraire, ce n'est pas la quantité qui compte aux yeux des visiteurs mais l'appropriation de la matière. En d'autres termes, on ne peut retenir que ce qui nous touche. Je me réjouis d'assister à l'une de tes visites guidées...

Avec tout mon amitié.
D.

Un passage obligé au shop et au bar

vendredi 29 mai 2015

Alarme


Cher Philippe,

Quand Dave, mon hôte, m'a expliqué comment son alarme fonctionnait, j'ai immédiatement pensé à toi. Ce n'était pas la première fois :
Version parigot à Memphis
Version latino à La Nouvelle Orléans...


Avec l'alarme de Dave, fini de rigoler. Je me suis souvenu de tes explications et de me dire que la vie était bien compliquée. Ici, je ne peux pas tricher, je vis chez l'habitant, à Memphis fais comme les Memphisiens font. Sans discuter.
Surtout que Memphis, ce n'est pas de la tarte : " En 2005, Memphis est la 4e ville de plus de 500 000 habitants la plus dangereuse des États-Unis. Les crimes se sont accrus en 2005 et ont atteint un taux critique au premier semestre 2006. Au niveau national, on peut dire que les grandes villes suivent également cette ascension. Les criminologues et les experts citent le recrutement intensif des gangs et la réduction de 66 % des fonds destinés à la police de Memphis comme principales causes de cette augmentation." Et en 2015 ?
Les Blancs en rouge,  les Noirs en bleu et je suis à la frontière,
au sud du grand carré blanc (mais pas rouge) du milieu...
Lamar Avenue c'est la Route 78, qui passe à l'est de
l'aéroport en diagonale, vers downtown
au bord du Mississippi



Près de chez moi, c'est... bizarre. La plus grande avenue (Lamar) du quartier (Midtown) est considérée comme peu sûre. C'est bête parce qu'elle coupe justement le quartier en deux. Ne pas s'approcher de Lamar... Derrière le jardin, il y a plein de trains qui stationnent, qui roulent, qui font un ramdam plutôt sympathique, mais attention, de l'autre côté des rails, c'est peu sûr. Noté !
Je comprends donc bien les raisons qui ont poussé Dave à installer une alarme efficace pour sa maison. Qui est la première chose qu'il me montre quand je débarque chez chez lui :  "Je t'explique, mais c'est toi qui vas faire." Il me donne le code. Qui va rejoindre avec celui de la porte du logement de Tupelo, avec mon code de carte de crédit, de téléphone, de tablette... et qui emprunte à l'un ou l'autre des chiffres... On reprend, cette fois j'ai noté le code. Pressons sur la touche  AWAY, j'ai 60 secondes pour sortir. J'entame un sprint comme si ma vie en dépendait. Dave me montre la porte : elle est juste à côté, tranquille, tu as le temps. Nous sortons... vivants. Ah oui, il ne faut pas oublier de fermer à clé ! Je gère mal le stress et cette histoire d'alarme me stresse. En sortant et en revenant, rien que la sirène stridente m'empêche de me détendre. Et pour aller dormir, c'est encore une autre fonction !
Je m'y suis fait, même si je sais qu'une alarme ce n'est pas pour moi. Depuis toujours, en moyenne, je retourne deux fois à l'intérieur parce que j'ai oublié quelque chose. J'ai dit en moyenne. Ici, j'ai fait baissé la moyenne à force de concentration. Preuve qu'on peut changer.
Preuve que l'humain peut d'adapter à son environnement. A Memphis, on se déplace en voiture. J'en ai une, mais sans GPS, ce qui signifie que je dois avoir une bonne photo de l'orientation de la ville pour ne pas m'égarer et atterrir où il ne faudrait pas, l'infâme Lamar, l'hostilité du quartier derrière les rails et d'autres. Le premier soir, j'étais très à jeun et je suis rentrée à 22 heures, soulagée d'avoir sauvé ma peau. L'avant-dernier jour, je suis allée visiter Stax de l'autre côté des rails. Le dernier jour de mon séjour, je suis allée faire quelques achats sur Lamar...
Et depuis que je suis ici, je m'enfile dans des parkings qui m'auraient donné des frissons il y a encore un mois. On peut changer. Mais je n'aurai pas d'alarme chez moi.

Avec toute mon amitié.
D.

Memphis peut aussi être paisible

Stax : Ups and downs... and ups


Chère Danielle,

Otis Redding, Wilson Pickett, Sam & Dave, de la musique intemporelle, de celle qui fait bouger à l'intérieur, le cœur, les tripes, comme à l'extérieur, les jambes, les bras, la tête. Quand tu en écoutais à l'époque, certains amis te regardaient de coin, dans ton milieu, ça ne se faisait pas trop d'aimer ça. Mettons-nous en une tranche pour mémoire.
Le pied bouge, c'est bon signe. Tous ces artistes avaient un point commun : leur maison de disque, Stax. C'est une jolie histoire. Jim Stewart arrive à Memphis après la Seconde Guerre mondiale pour y tenter sa chance comme musicien country. Il doit attendre 1958 qu'un enfant du pays, Elvis Presley, le pousse à créer sa propre maison de disques, baptisée Satellite. Stewart demande l'aide financière de sa sœur, Estelle Axton, qui investit dans la société l'argent de l'hypothèque de sa maison.

Quelques modestes succès et Satellite signe un contrat de distribution avec la célèbre firme Atlantic Records. Une autre marque possède déjà le nom Satellite, Jim Stewart rebaptise alors le label Stax Records (de STewart et AXton). Dans les années 60, la politique d'intégration raciale de Stax était inédite dans le Sud des États-Unis, des groupes mixtes (comprenant des musiciens noirs et blancs) comme Booker T. & The MG's, autant que tous les employés du studio. Le quartier général de Stax se situe alors dans les bâtiments désaffectés du cinéma Capitol de Memphis, 926 East McLemore Avenue, en plein milieu du ghetto noir de la ville. On y trouve les bureaux du label, son studio d'enregistrement et une boutique de disques qui sert de test pour les nouveautés maison. A deux pas de "chez moi".
Il faut jeter un coup d’œil aux adresses de tous ces gens
qui habitaient autour de Stax, notamment Aretha Franklin,
Memphis Minnie, Memphis Slim...

Temps de tensions raciales, Jim Stewart cherche à se rapprocher du public noir recrutant en 1965 un jeune disc-jockey, Al Bell, qui deviendra sept ans plus tard copropriétaire de la marque. Stax diversifie alors son catalogue en signant les artistes blues Albert King et gospel The Dixies Nightingales, tout en renforçant son image soul avec Eddie Floyd.
À partir de fin 1967, Stax est frappée par une série de coups durs : en décembre, Otis Redding décède dans un accident d'avion, alors que sa carrière prenait une dimension internationale (Stax n'avait pas réalisé qu'il était célèbre en Europe !). Début 1968, c'est Martin Luther King qui est assassiné, menaçant l'équilibre entre blancs et noirs qui est au cœur de Stax. Enfin, Atlantic Records, racheté par la Warner, rompt son partenariat avec Stax et conserve l'intégralité des bandes enregistrées par le label. Une catastrophe de taille.
Al Bell riposte en orientant l'image du label vers le mouvement de "fierté noire" qui agite alors les États-Unis : il remplace son logo par le dessin d'une main claquant des doigts qui, de blanche, devient rapidement noire, et enregistre des artistes emblématiques comme Isaac Hayes.

Puis Stax enregistre de plus en plus souvent en dehors de son studio maison (abandonnant peu à peu le Memphis Sound qui a fait sa renommée) et se lance dans le cinéma Blaxploitation (dont Isaac Hayes signe la bande originale du film le plus marquant, Shaft).

La voiture très plaquée or de Isaac Hayes, dont il se moque encore
Et les ennuis reprennent : le fisc, le financement illégal de certaines organisations nationalistes noires,  le distributeur CBS bien décidé à couler ce concurrent encombrant... En 1975 Stax doit déposer son bilan.
En 2007, Stax revient à la vie, signant notamment Angie Stone, Ben Harper ou, après 30 ans de séparation, le vétéran Isaac Hayes.
Toute cette histoire, c'est au musée Stax que j'en ai pris conscience. Toute  l'histoire, les hauts et les bas, présentée avec du recul, " nous ne savions pas, nous avions l'enthousiasme, la foi, la folie "... C'est assez rare pour le souligner. Ce musée, c'est un endroit que l'on parcourt en rythme, en chantonnant, parce que Stax, c'est un bout de notre histoire puisque nous avons tous dansé sur l'un ou l'autre de ses musiques.
Stax, c'est le musée, et le renouveau du label, et aussi une école de musique, juste à côté (http://staxmuseum.com/ ) . Longue vie à eux! 
Décidément, dans cette ville il y a beaucoup de musique.

Avec toute mon affection.
D.

jeudi 28 mai 2015

Lorraine Motel


Cher Martin,

D'ailleurs, je ne sais même pas si je dois t'appeler Martin ou Martin Luther, je n'ai pas encore bien saisi l'organisation des noms par ici. On garde Martin, j'espère que tu ne seras pas froissé, j'imagine que tu as rencontré d'autres raisons nettement plus importantes de te chiffonner. Et puis tu es non violent, je ne crains rien.
Je m'étais préparée à la visite au Lorraine Motel depuis longtemps. Récemment, c'était lors du vol au-dessus de l'Atlantique à regarder Selma. Et dans ce Sud, tu es partout, chaque bled a une rue qui porte ton nom.
Mais ma première émotion à ton sujet date de bien plus longtemps. L'année de ta mort, 1968, une de nos profs nous avait demandé de choisir un coin du monde, de lire le journal en cherchant des informations sur cet endroit, de remplir une fiche hebdomadaire et d'en faire une brève présentation. J'avais choisi les USA, j'étais ambitieuse. A deux mois d'intervalle, il y a eu deux assassinats qui ont laissé des traces, le tien et celui de Robert Kennedy. Je dois avoir pris beaucoup de place dans la classe, je ne m'en souviens pas. Par contre, je me souviens avoir été vraiment atteinte par toute cette violence, de ne pas comprendre. 
De Derrick Dent et Michael Roy
De ne rien comprendre encore maintenant à la ségrégation raciale, d'en être encore honteuse et perplexe et de me demander comment j'aurais réagi si j'avais été une citoyenne américaine. Me serais-je battue pour les droits de tous, me serais-je réfugiée derrière un écran de privilèges ?
Des droits humains...
... aux droits civiques
Je ne m’attendais pas à trouver des réponses, je voulais un autre regard, un regard plus local puisque le lieu où on t'a assassiné est devenu un musée, The National Civil Rights Museum
Le 4 avril 1968 à 18 h 01, tu es assassiné par un ségrégationniste
Blanc sur le balcon du Lorraine Motel. 
J'ai eu l'impression de beaucoup marcher dans ce musée, comme ceux qui marchaient pour revendiquer leurs droits. J'aurais dû mieux connaître l'histoire du pays, les Unionistes, les Confédérés, le 13e amendment, le 14e amendment, la loi Jim Crow, les Freedom Riders... Je vais me documenter parce que c'est passionnant et que ça pourrait encore arriver. Ça arrive encore, l'affaire n'est de loin pas réglée, malgré le Président noir, malgré tout...

J'y ai aussi retrouvé de vieilles connaissances :
J'ai vu 2 jeunes gars assis de longues minutes au fond du bus, aux places réservées aux gens de couleur.  Je n'ai pas osé leur demander si la situation raciale s'était améliorée, de leur point de vue.
 Rosa Parks, la femme noire arrêtée pour avoir violé
les lois ségrégationnistes de sa ville en refusant
de céder sa place à un Blanc en 1955.
En fait, il n'y a rien de très heureux par ici, des protestations, des manifs, des boycotts, des témoignages, des lynchages... J'en suis ressortie profondément bouleversée, comme quand j'étais gosse et que je découvrais qu'on pouvait traiter les gens différemment s'ils n'avaient pas la bonne couleur de peau.
Parce  que tu es de couleur, personne
ne viendra prendre ta commande.
J'ai parlé de racisme avec quelques personnes. Avec Stephanie qui m'a dit avoir profondément choqué sa mère quand elle a annoncé vouloir adopter un enfant africain. Avec son mari JC aussi, qui me racontait que le racisme s'étendait aussi aux Latinos, notamment mexicains et que, parfois, on l'assimilait à un Mexicain alors qu'il est Équatorien (et fier de l'être). Avec Dave qui est afro-américain, mais de Haïti. De ce fait, il ne ressent pas le racisme aux États-Unis comme pesant, il ne fait pas partie de cette histoire. Enfin, j'ai partagé un repas avec Angie, prof à l'uni de Memphis, afro-américaine. Elle me disait qu'elle avait beaucoup d'espoir pour le futur. Oh, pas parce qu'il y toujours plus de lois qui énervent certains Blancs qui trouvent que les Noirs ont bien trop de privilèges, qui énervent certains Noirs qui trouvent qu'il faudrait profiter au maximum de tous ces privilèges (formations, allocations diverses) plutôt que de traîner dans les parcs et les rues, et d'autres qui pensent qu'ils seront toujours des citoyens de 2e classe. Son espoir provient du fait que, selon elle, native de Memphis, il y a de plus en plus de couples mixtes, que la société va changer de cette manière, peu à peu. Nous écoutions du blues, un morceau composé par le guitariste blanc sur scène pour Albert King le grand noir dont les notes me font chavirer. Un couple mixte aussi.

Gardons cet espoir, Martin.
Avec toute mon énorme respect et beaucoup d'émotion.
D.